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Souleymane Bah: La fable permet de dire la déshumanisation du monde.

Exilé en France depuis 2016, l’auteur guinéen Souleymane Bah ne cesse, depuis, de raconter les souffrances de son pays. Cet ancien journaliste, venu à l’écriture théâtrale sur le tard, a obtenu le prix RFI Théâtre 2020 pour son texte La Cargaison où il est question de crimes absurdes et d’impossible repos.

Avant d’écrire des pièces, vous avez été journaliste et chroniqueur. Qu’avez-vous trouvé dans le théâtre qui vous manquait ailleurs ?

Le journalisme, c’est le factuel, un endroit où l’on doit raconter l’histoire telle qu’elle existe sans faire intervenir sa propre subjectivité. Le théâtre, comme la littérature en général, relève de la sublimation du réel. C’est précisément cela que je recherche : la possibilité de réinventer une réalité, de lui donner la saveur d’une émotion. Je viens de la culture peule où il y a de nombreux sujets tabous, où la façon de s’exprimer est parfois surveillée. L’espace d’écriture théâtrale me permet de briser ces chaînes et génère une prise de parole libre, indépendante, à travers laquelle je puise dans tout ce qui est interdit.

Paradoxalement, vous dites que l’écriture théâtrale vous a longtemps fait peur. Comment avez-vous vaincu cette crainte ?

À mes débuts, je me concentrais plus sur le style, les tournures des phrases que sur l’impératif dramaturgique. Certains diraient que j’aimais m’écouter parler. Or, le théâtre s’appuie d’abord sur une histoire, de l’action, de son déroulement chronologique et j’estimais que d’autres faisaient ça mieux que moi, ce qui explique sans doute que je me sois d’abord cantonné à la mise en scène. Le déclic, c’est l’urgence de l’écriture, un processus entamé en 2015 avec Danse avec le diable. C’était juste après les élections présidentielles en Guinée. J’avais été pris dans un tourbillon de combines, de souffrances, de violences qui dépassait totalement la parole du chroniqueur que j’étais. Le besoin impérieux d’écrire autrement a brisé la peur qui m’empêchait d’accoucher de cette pièce.

Votre condition d’exilé influence-t-elle vos textes ?

L’auteur guinéen Williams Sassine disait qu’on écrit parce qu’on est malheureux, parce qu’on a la merde quelque part ou parce qu’on a des morts qu’on n’arrive pas à enterrer. Je pense parfois, avec ironie, que ceux qui m’ont contraint à l’exil ont eu une bonne intuition car, depuis que je suis en France, je n’ai jamais autant écrit. Le fait d’être loin de Conakry, de ne pas participer à la lutte là-bas, me permet d’avoir du recul et me place dans une volonté d’exorciser cette position, d’accompagner ce mouvement à travers l’écriture. De Jamais deux sans proie à La Cargaison, ce que j’écris demeure donc fortement travaillé par la présence lointaine de la Guinée.

L’Atelier des artistes en exil vous accompagne dans vos projets. Que vous apporte-t-il ?

Une des forces de cette structure est de nous permettre de croiser des parcours. Nous sommes tous en exil, mais nos trajectoires sont différentes et ce brassage de destins peut inspirer notre écriture. J’ai ainsi pu rencontrer Karim Sylla, un jeune danseur guinéen que je ne connaissais pas. Les discussions que nous avons autour du rythme et de la place du corps dans l’espace scénique nourrissent ma réflexion sur la mise en scène de La Cargaison.

Dès Danse avec le diable, vos textes empruntent la forme de la fable. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce genre ?

Il ne s’agit pas d’un choix conscient. En général, c’est plutôt le texte qui me guide, de manière intuitive, vers cette forme-là. J’ai parfois l’impression que les personnages décident eux-mêmes d’entrer dans le monde de la fable pour mieux exprimer l’absurdité de leur vie. Ce genre de récit permet de se détacher de la réalité, de construire plus naturellement un espace onirique où l’on peut briser les contraintes sociales. Cela rejoint ce que nous disions au début de cet entretien : quand une parole est impuissante à décrire certaines douleurs, il faut emprunter une autre voie. Pour rendre compte de la déshumanisation du monde, la fable me semble le lieu idéal.

À ce goût pour la fable, La Cargaison ajoute une teinte proche de la farce macabre. Comment avez-vous construit ce texte ?

La Cargaison est très fortement inspirée de l’assassinat de onze jeunes guinéens à la suite d’une manifestation du Front National pour la Défense de la Constitution (mouvement civique guinéen, qui a notamment initié des manifestations pour lutter contre la modification de la constitution qui a permis au président, Alpha Condé, d’être élu pour un troisième mandat en 2020). Les corps des victimes sont en quelque sorte devenus les otages d’une lutte de pouvoir insensée opposant les manifestants, qui voulaient faire de cet enterrement un symbole de la répression, et l’État qui n’avait bien évidemment pas besoin d’une telle publicité. Partant de ce fait, je me suis dit que la seule manière de rendre compte de l’absurdité de la situation était de donner la parole à ces corps et à ces objets que l’on n’entend plus. Pour aborder un sujet aussi difficile, je ne pouvais pas non plus me contenter d’une écriture qui stagne au niveau de la violence de l’évènement. J’ai donc voulu que le récit se promène entre un humour, plutôt noir, et un certain lyrisme de l’expression. C’est une manière de transcender la violence, de ne pas l’amplifier par un quelconque artifice littéraire.

Que nous dit ce texte de la Guinée d’aujourd’hui et du monde dans lequel nous vivons ?

Il y a, en Guinée, une absence totale de respect pour la vie humaine. On y tue n’importe qui, à n’importe quel moment, de n’importe quelle façon. Par contre, la jeunesse guinéenne dont je parle, qui refuse le diktat et l’oppression, existe partout ailleurs. Je crois aussi que la question de ces corps qui deviennent, bien malgré eux, les symboles d’une lutte, résonne au-delà des frontières de Conakry, dans les destins de George Floyd ou d’Adama Traoré. Ces corps permettent à d’autres personnes d’exister dans l’espace public, de réclamer un pouvoir, une légitimité de se voir « investi » d’un pouvoir qu’ils n’avaient pas forcément avant. Mais qui nous dit que les victimes ne veulent pas tout simplement être enterrées, reposer en paix ? Au fond, La Cargaison raconte ce moment où nous quittons l’histoire anecdotique de onze gamins de ce qu’on appelle en Guinée « l’axe Hamdallaye-Bambéto-Coza », pour entrer dans la réalité de la violence politique et des résistances des peuples qui partout se battent pour la liberté.

La Cargaison a reçu le prix RFI 2020. Qu’attendez-vous de cette récompense ?

Comme je suis arrivé dans l’écriture théâtrale par effraction, je manque de confiance en moi. Déjà, quand je donnais à lire mes textes à de jeunes auteurs et comédiens en Guinée, j’avais le sentiment de ne pas être légitime. Ici, le jury a un regard professionnel et n’a surtout aucun intérêt à être complaisant, dire que mon texte est bon s’il ne l’est pas. Cette reconnaissance me permet donc d’avoir un peu plus confiance sur la qualité de mon travail. Et puis, à titre personnel, c’est aussi un honneur. De nombreux auteurs, que j’estime plus talentueux que moi, ont obtenu ce prix. Je suis fier que mon texte voisine avec le leur.

Par www.institutfrancais.com/fr

https://www.institutfrancais.com/fr/rencontre/souleymane-bah?fbclid=IwAR3FgdUfd4tRWpL1FXO9xwGmlg4F4LOWdp-jYdWa64C5bIcye0n0sdaRKK4

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